les épluchures s'amoncellent sur le plan de travail
-
-
De l'illusionnisme en politique
L'escamotage de la réalité est un tour comme un autre. Abécédaire favori des prestidigitateurs
ngoisse. Sentiment répandu et inavoué. Peur sans objet, nous dit-on, et d'évoquer mystérieusement l'« angoisse existentielle », l'« angoisse métaphysique ». L'angoisse (terme pudique : le « stress ») est le plus souvent provoquée par un truquage délibérément intimidant visant à faire resurgir chez un adulte l'enfant dépendant qu'il a un jour été. C'est par ce mauvais tour que les pouvoirs exercent leur domination. Mais l'angoisse est également le signe que l'on est vivant et que l'on se bat. Cette pièce majeure de l'illusionnisme en politique ne fait malheureusement l'objet d'aucune pédagogie. Voir Pouvoir, Servitude volontaire, Stalinisme.Bourdieu. Sociologue haï comme le sont immanquablement ceux qui révèlent les secrets d'un tour.
Charismatique. Qualifie les individus qui ont du « charisme » : le don, conféré par grâce divine, de faire des miracles. Accepter d'utiliser ce terme, c'est reconnaître que l'on peut être subjugué, donc déjà dans la servitude. Voir Servitude volontaire.
Clivage gauche-droite. « Découpage manichéen de la réalité », disent certains. Il suffit de regarder la répartition des votes dans les différents arrondissements de Paris un lendemain d'élection. Alors apparaît effectivement un manichéisme, hélas ! réel. Tragique. Car si « la gauche n'a pas le monopole du coeur », la droite a toujours eu le coeur des monopoles.
Complexité. « Le problème est plus complexe. » Cette phrase est toujours vraie quand elle concerne la réalité d'un individu, la musique d'un être. Elle est erronée - et trompeuse - quand elle s'applique aux antagonismes sociaux et aux crises financières. Mais aussi à la faim dans le monde, indignité qu'un pourcentage infime des crédits récemment alloués au système bancaire aurait pu depuis longtemps abolir.
Détournement de l'attention. Procédé classique de l'illusionnisme. Il y a un art d'anesthésier l'opinion grâce aux sports et aux faits divers. Deux pages sur les déconvenues d'une nageuse et un entrefilet pour le suicide (un de plus) d'un jeune détenu, ce jour-là, à Fleury-Mérogis.
Dialogue social. Expression apparemment neutre jetant un voile sur les rapports de force et l'évidente asymétrie entre les « partenaires sociaux ».
Génération C'est un conflit de ->. Façon de parler dissimulant le plus souvent la nature véritable d'une contradiction. Ne pas oublier que Pétain et Rimbaud étaient de la même génération. Heidegger : « C'est le plus grand philosophe du XXe siècle », nous assène-t-on parfois. Heidegger, toute sa vie, a médité sur « l'être », mais n'a jamais parlé de la dépression. Il a traité de l'angoisse, mais Hitler ne l'angoissait pas. Etonnant, non ?
Illusion groupale. Des individus peuvent, dans l'ambiance d'un groupe, comme sous hypnose, perdre tout contrôle. Echappant aux classifications universitaires, le périlleux effet de groupe est volontiers méconnu dans l'explication des génocides et des meurtriers dérapage des révolutions au XXe siècle. Ce danger n'est pas moindre de nos jours sur Internet.
Inné/acquis. L'échec scolaire, le suicide des chômeurs ? Prédisposition génétique, nous affirment doctement certains conservateurs. Escamotées les inégalités sociales. Passez, muscade !
Libéralisme. C'est le plus beau tour de la prestidigitation politique. Il consiste pour un conservateur à faire passer subrepticement la liberté de la main gauche à la main droite. Et, mine de rien, d'évoquer ainsi les libertés acquises à l'issue de rudes combats, libéralisme politique comme la « liberté » du libéralisme économique, celle « du renard libre dans le poulailler libre », métaphore inusable. Les « crises financières » n'ont rien de mystérieux : c'est le bluff du renard soudain démasqué.
Logique fallacieuse. Exemple : « Tous les juifs sont riches », croyance folle reposant sur un sophisme meurtrier bien démonté par la marionnette de Woody Allen aux « Guignols de l'info ». « Tous les juifs riches sont juifs. Tous les juifs riches sont riches. Donc, tous les juifs sont riches. » Les mêmes joueurs de bonneteau « démontreraient » bien entendu de la même façon que « tous les musulmans sont fanatiques ».
Mixité sociale. Il y a une façon de feindre de mélanger les cartes tout en en préservant l'ordonnancement, condition de la réussite du tour. Ainsi se perpétuent ségrégation sociale et inégalité des chances au départ. Voir Clivage gauche-droite.
Pouvoir. C'est la capacité d'angoisser, définition qui permet de réunir les pouvoirs économiques, religieux et la domination masculine. Mais c'est aussi l'art d'émerveiller, ce qui fait de l'homme, roseau croyant, une proie facile pour tous les charlatans. Voir Angoisse, Charismatique.
Radicalité. Rigueur dans l'analyse. Il est indispensable d'être radical. La violence signe un échec de la radicalité. La tranquillité inflexible de Spinoza était la conséquence et la preuve de sa radicalité. Lors des mouvements révolutionnaires, la terreur indique que les individus qui ont pris le pouvoir n'ont pas réussi à se délivrer de la barbarie dont ils étaient auparavant les victimes - puisqu'ils l'imitent. Ils n'étaient donc pas assez radicaux. De même, la résurgence du racisme, de l'antisémitisme, est un marqueur précieux indiquant qu'une démarche progressiste se dévoie. Voir Stalinisme. Rythme. Le rythme, si contagieux, est l'objet d'un combat. Il y a lutte des rythmes entre les êtres, lutte pour les cadences dans les entreprises. Sur les médias, c'est en imposant un rythme qu'un interviewer enferme son « invité » dans une certaine problématique. Rares sont les responsables politiques qui savent y résister. Sciences humaines. Découpage universitaire, source de périlleuses méconnaissances parce qu'il fétichise la scientificité et qu'il morcelle le savoir. Servitude volontaire. Pieusement invoqué, rarement discuté, ce concept de La Boétie est pourtant dénué de sens. Quelle volonté reste-t-il à un être sous la domination d'un pouvoir qui, pour se maintenir, angoisse ou déprime ceux qu'il assujettit ? Stalinisme, maoïsme, etc. Application mécaniste d'un pseudo-marxisme conservé dans le formol, où l'on enseignait notamment que la lutte des classes est le moteur de l'Histoire sans préciser que les fantasmes, l'angoisse des individus sont le carburant de ce moteur.
Violence. On ne naît pas violent, on le devient. Et ce d'autant que l'on a moins de mots à sa disposition pour exprimer une révolte. L'angoisse, un sentiment d'humiliation sont presque toujours la face cachée d'une violence que les Taser ou les Flash-Ball ne font que redoubler. Combattre efficacement la violence, c'est avant tout la prévenir. Ni « naïveté » ni « tolérance zéro », être radical, c'est prendre les choses à la racine, c'est-à-dire à l'enfance. Diminuer drastiquement par exemple, dès la maternelle, le nombre d'élèves par classe. Que les rentrées soient moins blêmes. Les grands soirs passent par les petits matins.
Max DorraLe Monde, Article paru dans l'édition du 27.12.08
-
Projet de hausse de la redevance audiovisuelle
Pour une télé responsable, par Philippe MeirieuLE MONDE | 06.01.09 | 13h13
'enjeu de la réforme de l'audiovisuel est clair : ou bien l'Etat garantira au service public les moyens de son indépendance et de sa qualité, ou bien ce dernier s'étiolera et, à court terme, sera marginalisé ou privatisé.Mais tout se passe aujourd'hui comme si cette question pouvait être isolée de celle des droits et obligations des chaînes privées. Or sans une réflexion globale sur la fonction de la télévision dans notre société, sans une réinterrogation citoyenne de l'ensemble du fonctionnement de l'audiovisuel, les chaînes publiques seront amenées soit à basculer dans une télévision "officielle", politiquement et culturellement correcte, soit à singer les chaînes privées, mais avec moins de moyens.
On n'empêchera personne de diffuser et de consulter une multitude d'images par l'intermédiaire des téléphones ou des ordinateurs. Mais c'est justement pour cela qu'il faut renforcer les chaînes de référence qui ont la responsabilité de présenter une vision du monde moins chaotique et plus saisissable. A côté du déferlement et de la surenchère d'images hypnotiques, nous avons besoin de chaînes qui ne misent pas systématiquement sur la sidération pour scotcher les téléspectateurs à l'écran. Nous avons besoin que de grandes chaînes de référence suscitent la réflexion et introduisent à la culture.
C'est pourquoi il est absolument nécessaire que l'ensemble des chaînes généralistes, publiques et privées, qui bénéficient d'une large diffusion soit soumis à un cahier des charges rigoureux. Le droit d'émettre, d'entrer dans tous les foyers et dans les chambres des enfants (54 % des élèves français ont la télévision dans leur chambre), ne peut se concevoir sans des devoirs.
Du point de vue éducatif, quelques décisions immédiates s'imposent.
- En même temps que la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, il faut interdire toute publicité, sur toutes les chaînes et à toutes les heures, dix minutes avant et dix minutes après les émissions à destination du jeune public. Exactement le contraire de ce qui se passe aujourd'hui quand on supprime systématiquement les génériques de fin et qu'on utilise les mêmes codes graphiques pour les dessins animés et la publicité qui leur succède.
- On doit imposer à toutes les chaînes qui diffusent des journaux télévisés et des magazines à destination des adultes de présenter des émissions de décryptage de l'information à destination des enfants et adolescents. C'est bien le moins que nous puissions faire, en effet, nous qui ne cessons de nous gargariser avec "la formation à la citoyenneté" et livrons nos enfants à un bombardement permanent d'informations indéchiffrables.
- Les émissions pour la jeunesse devraient toujours faire l'objet d'appels d'offres transparents avec, chaque fois, un cahier des charges précis et l'obligation, pour chaque chaîne, de mettre en place un comité consultatif, composé de parents, d'experts et de jeunes, chargé de transmettre un avis circonstancié sur toutes les propositions.
- Afin de lutter contre l'incompétence notoire des petits Français en matière de langues étrangères, toutes les chaînes, sans exception, devraient être contraintes de diffuser les émissions, feuilletons et films étrangers en version originale sous-titrée, et cela aux heures de grande écoute.
- Pour compléter la signalétique qui existe aujourd'hui et déconseille certaines émissions aux enfants de moins de 10, 12 ou 16 ans, toutes les chaînes devraient être astreintes, sur chaque émission qu'elles signalent, à ouvrir un forum Internet avec des conseils aux parents et la possibilité d'un dialogue régulé avec eux. Systématiquement, les chaînes devraient rappeler aux familles la règle d'or du bon usage de la télévision pour les enfants : "Choisir avant. Regarder avec. Parler après."
Bien d'autres choses seraient nécessaires, en particulier en matière d'information citoyenne, d'ouverture à la création artistique et culturelle, de retours automatiques sur les émissions avec des débats ouverts à tous. Si l'on veut définitivement écarter le risque de télévisions aux ordres (du gouvernement ou de leurs actionnaires), chaque chaîne devrait être contrainte de diffuser une émission hebdomadaire indépendante d'analyse de ses propres programmes. Pas de véritable démocratie, en effet, sans un minimum de contrepoison à toutes les tentations totalisantes et totalitaires. Car l'enjeu est de taille : donner à la France la fierté de sa télévision et stimuler l'émulation des intelligences au lieu de laisser nos médias s'enfermer dans une oscillation mortifère entre crétinisme et élitisme.
Philippe Meirieu, professeur à l'université Lumière-Lyon-II, est directeur de la chaîne de télévision Cap Canal.Ce texte est soutenu par la FCPE, la PEEP, la Ligue de l'enseignement, Education & Devenir, les centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Ceméa) et le SGEN-CFDT.
Article paru dans l'édition du 07.01.09 -
"On privilégie le choc pour faire réagir"
Un quartier de bœuf fait de scarabées agglomérés : Jan Fabre au Louvre, devant celui peint par Rembrandt. Un veau emboîté : Damien Hirst, 13 millions d’euros, chez Sotheby’s à Londres, aux côtés d’un requin et d’un zèbre pareillement formolisés. Un chien chromé de plus de deux mètres : Jeff Koons, à Versailles, sous l’Hercule signé François Le Moyne, peintre de Louis XIV. Des peaux de cochons tatouées, vendues à Pékin comme œuvres d’art par Wim Delvoye (avec ou sans l’animal : au choix)… Le bestiaire 2008 témoigne des capacités insoupçonnées de la création contemporaine à repousser les limites. Le summum, sans doute, est la vente, pour 150 000 euros, d’une peau d’homme tatouée, du même Delvoye, à un collectionneur allemand (cette fois sans l’animal : pour l’accrocher au mur, il faut attendre son décès).
Rares sont les voix qui s’élèvent contre cette quête, semblant sans fin, de la provocation. Les conservateurs, s’ils maugréent, sont tenus au devoir de réserve, sans parler des intérêts liés. Christine Albanel a levé un sourcil, confiant, en privé, que les rapprochements Fabre au Louvre ou Koons à Versailles manquaient à ses yeux de sens.
Pour la première fois, le grand collectionneur Michel David-Weill a bien voulu commenter cette évolution du goût. Banquier respecté, il reste discret sur sa générosité envers les musées et sa passion privée pour la Haute Epoque ou le Picasso d’après-guerre. Descendant d’une dynastie d’esthètes et de mécènes, membre de l’Académie des Beaux-Arts, ainsi que du conseil d’administration du Metropolitan Museum de New York, il a été choisi depuis plus de vingt ans pour présider le conseil artistique des musées nationaux. Ce qui donne d’autant plus de poids aux réserves qu’il exprime sur cette course à l’effarement dont l’art contemporain semble avoir fait son aliment compulsif.
Versailles et Koons, Fabre au Louvre, la vente Hirst… 2008 a été riche en chocs.
Tout ce qui n’est pas excessif semble aujourd’hui rejeté. De toutes les manières, on cherche le choc. Damien Hirst vend sans passer par ses marchands… pourquoi pas? Rubens faisait de même. Parlons plutôt de l’œuvre. J’ai tendance à me défier de l’exploitation de l’horreur. Cette réaction n’a rien à voir avec le recul, qui est indispensable à une vision esthétique. On substitue un réflexe à une appréciation artistique. Il y a mélange de deux genres.
Ce n’est pas nouveau dans l’art : voyez les Crucifixions et supplices du gothique rhénan…
En effet, et cela me déplaît toujours. Profondément, je pense que ces formes horrifiantes émergent dans les périodes d’affaiblissement. On constate aujourd’hui combien il y a affadissement du goût. Dans les arts comme dans la cuisine, on procède à des mélanges, des inventions comme on n’en avait jamais fait, on rajoute des épices, dans tous les sens du terme, pour éveiller l’intérêt. Plongés dans la brutalité, nous ne voyons plus. L’affadissement du goût et le besoin concomitant de repousser sans cesse les limites sont autant de signes de basse époque : il ne suffit pas de courses de chars, il faut faire dévorer les chrétiens par les lions.
Mais l’art a toujours été fondé sur une émotion, celle ressentie à la Renaissance devant une Vierge à l’enfant n’était pas moindre…
C’est tout à fait différent de l’horreur ; on peut parler alors de grâce.
Dans le cas de Koons, difficile de parler d’horreur…
Cependant, en l’introduisant à Versailles, on joue de la violence des contrastes. Il est devenu ainsi très politique d’introduire des productions modernes dans des cadres anciens, comme s’il était devenu insuffisant de lire l’histoire page par page : il faut mettre les pages ensemble. Cela n’incite pas à apprendre, à lire, à apprécier. On privilégie le choc, toujours afin d’obtenir une réaction d’un spectateur saturé.
Faudrait-il alors mettre tout un pan de l’art moderne de côté ?
Il y a des musées d’art moderne, et des centres de création, dont c’est le rôle de montrer cet art. C’est très important, mais il ne faut pas tout mélanger.
Les musées plaident aussi pour une plus grande ouverture…
Ils le font déjà avec beaucoup de succès : le Louvre ou Versailles ne manquent pas de visiteurs. Peut-être devraient-ils se préoccuper davantage d’éduquer les publics à l’art de l’époque concernée que de se prêter à la brutalité des mélanges. Il est ainsi choquant de poser une installation contemporaine sous la grande pyramide, parce que c’est la première vision qu’en a le visiteur. C’est là qu’il se fait une idée des merveilles qu’il va voir, et elle est complètement faussée. L’œuvre en question peut être formidable, ce n’est pas la question. En réalité, ce mélange n’est pas demandé par le public. Il lui est imposé par une élite qui s’accommode de l’affaiblissement du goût. Elle se croit cultivée en proclamant : «Il faut être moderne.» Il est difficile de juger l’art sans distance historique ; alors, on aime, on n’aime pas, on ne sait pas trop. Mais l’élite dit : «Il faut aimer !» Elle entend récupérer ainsi l’art d’aujourd’hui, un art qui les a lâchés. Il est significatif que ces rapprochements soient surtout recherchés en France… Les Américains ont beaucoup moins besoin de croiser l’art moderne avec l’art ancien pour se les réaccaparer, tout simplement parce qu’ils se sont toujours accaparé sans difficulté l’art moderne. Ici, on dirait qu’il y a un effet de rattrapage.
Beaucoup disent qu’il est «sacrilège» pour Le Brun ou Rembrandt de se retrouver confrontés à Koons ou Fabre ; mais c’est plus grave encore pour l’art moderne. Tout comme l’art ancien, la création d’aujourd’hui se voit dénier une valeur intrinsèque. C’est là le plus choquant : ces rapprochements rabaissent l’art moderne. Si on ne peut pas le montrer séparément, c’est qu’on n’y croit pas.
Existe-t-il aussi un risque de dénier une valeur propre à l’art ancien, ravalé à un passage à un «aboutissement» ultérieur ?
C’est une erreur très répandue, en effet. A force de vouloir réveiller un goût anesthésié, on finit par nier des périodes très achevées dans l’expression. En matière artistique, le progrès n’existe pas. Le recul esthétique après l’effondrement de l’Empire romain est sidérant. Assez curieusement, les mêmes qui portent l’art d’aujourd’hui aux nues affirment aussi leur croyance dans les arts primitifs. Mais si l’art était en évolution constante, ceux-ci seraient censés être les plus médiocres, et la statuaire gréco-romaine à peine meilleure… La beauté n’est pas historique. Elle existe par elle-même.Libération, mardi 6 janvier 2009