Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

libération

  • "On privilégie le choc pour faire réagir"

    Un quartier de bœuf fait de scarabées agglomérés : Jan Fabre au Louvre, devant celui peint par Rembrandt. Un veau emboîté : Damien Hirst, 13 millions d’euros, chez Sotheby’s à Londres, aux côtés d’un requin et d’un zèbre pareillement formolisés. Un chien chromé de plus de deux mètres : Jeff Koons, à Versailles, sous l’Hercule signé François Le Moyne, peintre de Louis XIV. Des peaux de cochons tatouées, vendues à Pékin comme œuvres d’art par Wim Delvoye (avec ou sans l’animal : au choix)… Le bestiaire 2008 témoigne des capacités insoupçonnées de la création contemporaine à repousser les limites. Le summum, sans doute, est la vente, pour 150 000 euros, d’une peau d’homme tatouée, du même Delvoye, à un collectionneur allemand (cette fois sans l’animal : pour l’accrocher au mur, il faut attendre son décès).

    Rares sont les voix qui s’élèvent contre cette quête, semblant sans fin, de la provocation. Les conservateurs, s’ils maugréent, sont tenus au devoir de réserve, sans parler des intérêts liés. Christine Albanel a levé un sourcil, confiant, en privé, que les rapprochements Fabre au Louvre ou Koons à Versailles manquaient à ses yeux de sens.

    Pour la première fois, le grand collectionneur Michel David-Weill a bien voulu commenter cette évolution du goût. Banquier respecté, il reste discret sur sa générosité envers les musées et sa passion privée pour la Haute Epoque ou le Picasso d’après-guerre. Descendant d’une dynastie d’esthètes et de mécènes, membre de l’Académie des Beaux-Arts, ainsi que du conseil d’administration du Metropolitan Museum de New York, il a été choisi depuis plus de vingt ans pour présider le conseil artistique des musées nationaux. Ce qui donne d’autant plus de poids aux réserves qu’il exprime sur cette course à l’effarement dont l’art contemporain semble avoir fait son aliment compulsif.

    Versailles et Koons, Fabre au Louvre, la vente Hirst… 2008 a été riche en chocs.
    Tout ce qui n’est pas excessif semble aujourd’hui rejeté. De toutes les manières, on cherche le choc. Damien Hirst vend sans passer par ses marchands… pourquoi pas? Rubens faisait de même. Parlons plutôt de l’œuvre. J’ai tendance à me défier de l’exploitation de l’horreur. Cette réaction n’a rien à voir avec le recul, qui est indispensable à une vision esthétique. On substitue un réflexe à une appréciation artistique. Il y a mélange de deux genres.

    Ce n’est pas nouveau dans l’art : voyez les Crucifixions et supplices du gothique rhénan…
    En effet, et cela me déplaît toujours. Profondément, je pense que ces formes horrifiantes émergent dans les périodes d’affaiblissement. On constate aujourd’hui combien il y a affadissement du goût. Dans les arts comme dans la cuisine, on procède à des mélanges, des inventions comme on n’en avait jamais fait, on rajoute des épices, dans tous les sens du terme, pour éveiller l’intérêt. Plongés dans la brutalité, nous ne voyons plus. L’affadissement du goût et le besoin concomitant de repousser sans cesse les limites sont autant de signes de basse époque : il ne suffit pas de courses de chars, il faut faire dévorer les chrétiens par les lions.

    Mais l’art a toujours été fondé sur une émotion, celle ressentie à la Renaissance devant une Vierge à l’enfant n’était pas moindre…
    C’est tout à fait différent de l’horreur ; on peut parler alors de grâce.

    Dans le cas de Koons, difficile de parler d’horreur…
    Cependant, en l’introduisant à Versailles, on joue de la violence des contrastes. Il est devenu ainsi très politique d’introduire des productions modernes dans des cadres anciens, comme s’il était devenu insuffisant de lire l’histoire page par page : il faut mettre les pages ensemble. Cela n’incite pas à apprendre, à lire, à apprécier. On privilégie le choc, toujours afin d’obtenir une réaction d’un spectateur saturé.

    Faudrait-il alors mettre tout un pan de l’art moderne de côté ?
    Il y a des musées d’art moderne, et des centres de création, dont c’est le rôle de montrer cet art. C’est très important, mais il ne faut pas tout mélanger.

    Les musées plaident aussi pour une plus grande ouverture…

    Ils le font déjà avec beaucoup de succès : le Louvre ou Versailles ne manquent pas de visiteurs. Peut-être devraient-ils se préoccuper davantage d’éduquer les publics à l’art de l’époque concernée que de se prêter à la brutalité des mélanges. Il est ainsi choquant de poser une installation contemporaine sous la grande pyramide, parce que c’est la première vision qu’en a le visiteur. C’est là qu’il se fait une idée des merveilles qu’il va voir, et elle est complètement faussée. L’œuvre en question peut être formidable, ce n’est pas la question. En réalité, ce mélange n’est pas demandé par le public. Il lui est imposé par une élite qui s’accommode de l’affaiblissement du goût. Elle se croit cultivée en proclamant : «Il faut être moderne.» Il est difficile de juger l’art sans distance historique ; alors, on aime, on n’aime pas, on ne sait pas trop. Mais l’élite dit : «Il faut aimer !» Elle entend récupérer ainsi l’art d’aujourd’hui, un art qui les a lâchés. Il est significatif que ces rapprochements soient surtout recherchés en France… Les Américains ont beaucoup moins besoin de croiser l’art moderne avec l’art ancien pour se les réaccaparer, tout simplement parce qu’ils se sont toujours accaparé sans difficulté l’art moderne. Ici, on dirait qu’il y a un effet de rattrapage.

    Beaucoup disent qu’il est «sacrilège» pour Le Brun ou Rembrandt de se retrouver confrontés à Koons ou Fabre ; mais c’est plus grave encore pour l’art moderne. Tout comme l’art ancien, la création d’aujourd’hui se voit dénier une valeur intrinsèque. C’est là le plus choquant : ces rapprochements rabaissent l’art moderne. Si on ne peut pas le montrer séparément, c’est qu’on n’y croit pas.

    Existe-t-il aussi un risque de dénier une valeur propre à l’art ancien, ravalé à un passage à un «aboutissement» ultérieur ?
    C’est une erreur très répandue, en effet. A force de vouloir réveiller un goût anesthésié, on finit par nier des périodes très achevées dans l’expression. En matière artistique, le progrès n’existe pas. Le recul esthétique après l’effondrement de l’Empire romain est sidérant. Assez curieusement, les mêmes qui portent l’art d’aujourd’hui aux nues affirment aussi leur croyance dans les arts primitifs. Mais si l’art était en évolution constante, ceux-ci seraient censés être les plus médiocres, et la statuaire gréco-romaine à peine meilleure… La beauté n’est pas historique. Elle existe par elle-même.

     

    Libération, mardi 6 janvier 2009