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  • Projet de hausse de la redevance audiovisuelle

    Pour une télé responsable, par Philippe Meirieu
    LE MONDE | 06.01.09 | 13h13

    'enjeu de la réforme de l'audiovisuel est clair : ou bien l'Etat garantira au service public les moyens de son indépendance et de sa qualité, ou bien ce dernier s'étiolera et, à court terme, sera marginalisé ou privatisé.

     

    Mais tout se passe aujourd'hui comme si cette question pouvait être isolée de celle des droits et obligations des chaînes privées. Or sans une réflexion globale sur la fonction de la télévision dans notre société, sans une réinterrogation citoyenne de l'ensemble du fonctionnement de l'audiovisuel, les chaînes publiques seront amenées soit à basculer dans une télévision "officielle", politiquement et culturellement correcte, soit à singer les chaînes privées, mais avec moins de moyens.

     

    La question est d'autant plus décisive que l'arrivée massive de nouveaux canaux de distribution, sur le Web ou sur nos téléphones, ne banalise pas la télévision, tout au contraire. Face à l'afflux d'images qui se télescopent et nous assaillent de toutes parts, face à une consommation effrénée de clips de toutes sortes, les grandes chaînes de télévision restent, symboliquement et concrètement, les seules références communes. Quand YouTube met en ligne un million et demi de nouvelles vidéos chaque jour, quand des centaines de millions d'images fixes et animées circulent en permanence entre les particuliers, la télévision reste le seul média qui conçoit, organise et présente des "programmes".

     

    On n'empêchera personne de diffuser et de consulter une multitude d'images par l'intermédiaire des téléphones ou des ordinateurs. Mais c'est justement pour cela qu'il faut renforcer les chaînes de référence qui ont la responsabilité de présenter une vision du monde moins chaotique et plus saisissable. A côté du déferlement et de la surenchère d'images hypnotiques, nous avons besoin de chaînes qui ne misent pas systématiquement sur la sidération pour scotcher les téléspectateurs à l'écran. Nous avons besoin que de grandes chaînes de référence suscitent la réflexion et introduisent à la culture.

    C'est pourquoi il est absolument nécessaire que l'ensemble des chaînes généralistes, publiques et privées, qui bénéficient d'une large diffusion soit soumis à un cahier des charges rigoureux. Le droit d'émettre, d'entrer dans tous les foyers et dans les chambres des enfants (54 % des élèves français ont la télévision dans leur chambre), ne peut se concevoir sans des devoirs.

    Du point de vue éducatif, quelques décisions immédiates s'imposent.

    - En même temps que la suppression de la publicité sur les chaînes publiques, il faut interdire toute publicité, sur toutes les chaînes et à toutes les heures, dix minutes avant et dix minutes après les émissions à destination du jeune public. Exactement le contraire de ce qui se passe aujourd'hui quand on supprime systématiquement les génériques de fin et qu'on utilise les mêmes codes graphiques pour les dessins animés et la publicité qui leur succède.

    - On doit imposer à toutes les chaînes qui diffusent des journaux télévisés et des magazines à destination des adultes de présenter des émissions de décryptage de l'information à destination des enfants et adolescents. C'est bien le moins que nous puissions faire, en effet, nous qui ne cessons de nous gargariser avec "la formation à la citoyenneté" et livrons nos enfants à un bombardement permanent d'informations indéchiffrables.

    - Les émissions pour la jeunesse devraient toujours faire l'objet d'appels d'offres transparents avec, chaque fois, un cahier des charges précis et l'obligation, pour chaque chaîne, de mettre en place un comité consultatif, composé de parents, d'experts et de jeunes, chargé de transmettre un avis circonstancié sur toutes les propositions.

    - Afin de lutter contre l'incompétence notoire des petits Français en matière de langues étrangères, toutes les chaînes, sans exception, devraient être contraintes de diffuser les émissions, feuilletons et films étrangers en version originale sous-titrée, et cela aux heures de grande écoute.

    - Pour compléter la signalétique qui existe aujourd'hui et déconseille certaines émissions aux enfants de moins de 10, 12 ou 16 ans, toutes les chaînes devraient être astreintes, sur chaque émission qu'elles signalent, à ouvrir un forum Internet avec des conseils aux parents et la possibilité d'un dialogue régulé avec eux. Systématiquement, les chaînes devraient rappeler aux familles la règle d'or du bon usage de la télévision pour les enfants : "Choisir avant. Regarder avec. Parler après."

    Bien d'autres choses seraient nécessaires, en particulier en matière d'information citoyenne, d'ouverture à la création artistique et culturelle, de retours automatiques sur les émissions avec des débats ouverts à tous. Si l'on veut définitivement écarter le risque de télévisions aux ordres (du gouvernement ou de leurs actionnaires), chaque chaîne devrait être contrainte de diffuser une émission hebdomadaire indépendante d'analyse de ses propres programmes. Pas de véritable démocratie, en effet, sans un minimum de contrepoison à toutes les tentations totalisantes et totalitaires. Car l'enjeu est de taille : donner à la France la fierté de sa télévision et stimuler l'émulation des intelligences au lieu de laisser nos médias s'enfermer dans une oscillation mortifère entre crétinisme et élitisme.


    Philippe Meirieu, professeur à l'université Lumière-Lyon-II, est directeur de la chaîne de télévision Cap Canal.

     

    Ce texte est soutenu par la FCPE, la PEEP, la Ligue de l'enseignement, Education & Devenir, les centres d'entraînement aux méthodes d'éducation active (Ceméa) et le SGEN-CFDT.

     


    Article paru dans l'édition du 07.01.09
  • "On privilégie le choc pour faire réagir"

    Un quartier de bœuf fait de scarabées agglomérés : Jan Fabre au Louvre, devant celui peint par Rembrandt. Un veau emboîté : Damien Hirst, 13 millions d’euros, chez Sotheby’s à Londres, aux côtés d’un requin et d’un zèbre pareillement formolisés. Un chien chromé de plus de deux mètres : Jeff Koons, à Versailles, sous l’Hercule signé François Le Moyne, peintre de Louis XIV. Des peaux de cochons tatouées, vendues à Pékin comme œuvres d’art par Wim Delvoye (avec ou sans l’animal : au choix)… Le bestiaire 2008 témoigne des capacités insoupçonnées de la création contemporaine à repousser les limites. Le summum, sans doute, est la vente, pour 150 000 euros, d’une peau d’homme tatouée, du même Delvoye, à un collectionneur allemand (cette fois sans l’animal : pour l’accrocher au mur, il faut attendre son décès).

    Rares sont les voix qui s’élèvent contre cette quête, semblant sans fin, de la provocation. Les conservateurs, s’ils maugréent, sont tenus au devoir de réserve, sans parler des intérêts liés. Christine Albanel a levé un sourcil, confiant, en privé, que les rapprochements Fabre au Louvre ou Koons à Versailles manquaient à ses yeux de sens.

    Pour la première fois, le grand collectionneur Michel David-Weill a bien voulu commenter cette évolution du goût. Banquier respecté, il reste discret sur sa générosité envers les musées et sa passion privée pour la Haute Epoque ou le Picasso d’après-guerre. Descendant d’une dynastie d’esthètes et de mécènes, membre de l’Académie des Beaux-Arts, ainsi que du conseil d’administration du Metropolitan Museum de New York, il a été choisi depuis plus de vingt ans pour présider le conseil artistique des musées nationaux. Ce qui donne d’autant plus de poids aux réserves qu’il exprime sur cette course à l’effarement dont l’art contemporain semble avoir fait son aliment compulsif.

    Versailles et Koons, Fabre au Louvre, la vente Hirst… 2008 a été riche en chocs.
    Tout ce qui n’est pas excessif semble aujourd’hui rejeté. De toutes les manières, on cherche le choc. Damien Hirst vend sans passer par ses marchands… pourquoi pas? Rubens faisait de même. Parlons plutôt de l’œuvre. J’ai tendance à me défier de l’exploitation de l’horreur. Cette réaction n’a rien à voir avec le recul, qui est indispensable à une vision esthétique. On substitue un réflexe à une appréciation artistique. Il y a mélange de deux genres.

    Ce n’est pas nouveau dans l’art : voyez les Crucifixions et supplices du gothique rhénan…
    En effet, et cela me déplaît toujours. Profondément, je pense que ces formes horrifiantes émergent dans les périodes d’affaiblissement. On constate aujourd’hui combien il y a affadissement du goût. Dans les arts comme dans la cuisine, on procède à des mélanges, des inventions comme on n’en avait jamais fait, on rajoute des épices, dans tous les sens du terme, pour éveiller l’intérêt. Plongés dans la brutalité, nous ne voyons plus. L’affadissement du goût et le besoin concomitant de repousser sans cesse les limites sont autant de signes de basse époque : il ne suffit pas de courses de chars, il faut faire dévorer les chrétiens par les lions.

    Mais l’art a toujours été fondé sur une émotion, celle ressentie à la Renaissance devant une Vierge à l’enfant n’était pas moindre…
    C’est tout à fait différent de l’horreur ; on peut parler alors de grâce.

    Dans le cas de Koons, difficile de parler d’horreur…
    Cependant, en l’introduisant à Versailles, on joue de la violence des contrastes. Il est devenu ainsi très politique d’introduire des productions modernes dans des cadres anciens, comme s’il était devenu insuffisant de lire l’histoire page par page : il faut mettre les pages ensemble. Cela n’incite pas à apprendre, à lire, à apprécier. On privilégie le choc, toujours afin d’obtenir une réaction d’un spectateur saturé.

    Faudrait-il alors mettre tout un pan de l’art moderne de côté ?
    Il y a des musées d’art moderne, et des centres de création, dont c’est le rôle de montrer cet art. C’est très important, mais il ne faut pas tout mélanger.

    Les musées plaident aussi pour une plus grande ouverture…

    Ils le font déjà avec beaucoup de succès : le Louvre ou Versailles ne manquent pas de visiteurs. Peut-être devraient-ils se préoccuper davantage d’éduquer les publics à l’art de l’époque concernée que de se prêter à la brutalité des mélanges. Il est ainsi choquant de poser une installation contemporaine sous la grande pyramide, parce que c’est la première vision qu’en a le visiteur. C’est là qu’il se fait une idée des merveilles qu’il va voir, et elle est complètement faussée. L’œuvre en question peut être formidable, ce n’est pas la question. En réalité, ce mélange n’est pas demandé par le public. Il lui est imposé par une élite qui s’accommode de l’affaiblissement du goût. Elle se croit cultivée en proclamant : «Il faut être moderne.» Il est difficile de juger l’art sans distance historique ; alors, on aime, on n’aime pas, on ne sait pas trop. Mais l’élite dit : «Il faut aimer !» Elle entend récupérer ainsi l’art d’aujourd’hui, un art qui les a lâchés. Il est significatif que ces rapprochements soient surtout recherchés en France… Les Américains ont beaucoup moins besoin de croiser l’art moderne avec l’art ancien pour se les réaccaparer, tout simplement parce qu’ils se sont toujours accaparé sans difficulté l’art moderne. Ici, on dirait qu’il y a un effet de rattrapage.

    Beaucoup disent qu’il est «sacrilège» pour Le Brun ou Rembrandt de se retrouver confrontés à Koons ou Fabre ; mais c’est plus grave encore pour l’art moderne. Tout comme l’art ancien, la création d’aujourd’hui se voit dénier une valeur intrinsèque. C’est là le plus choquant : ces rapprochements rabaissent l’art moderne. Si on ne peut pas le montrer séparément, c’est qu’on n’y croit pas.

    Existe-t-il aussi un risque de dénier une valeur propre à l’art ancien, ravalé à un passage à un «aboutissement» ultérieur ?
    C’est une erreur très répandue, en effet. A force de vouloir réveiller un goût anesthésié, on finit par nier des périodes très achevées dans l’expression. En matière artistique, le progrès n’existe pas. Le recul esthétique après l’effondrement de l’Empire romain est sidérant. Assez curieusement, les mêmes qui portent l’art d’aujourd’hui aux nues affirment aussi leur croyance dans les arts primitifs. Mais si l’art était en évolution constante, ceux-ci seraient censés être les plus médiocres, et la statuaire gréco-romaine à peine meilleure… La beauté n’est pas historique. Elle existe par elle-même.

     

    Libération, mardi 6 janvier 2009

  • J. M. G. Le Clézio, "Dans la forêt des paradoxes"

    J. M. G. Le Clézio "dans la forêt des paradoxes"
    LE MONDE | 08.12.08 | 16h54  •  Mis à jour le 08.12.08 | 18h33

    ourquoi écrit-on ? J'imagine que chacun a sa réponse à cette simple question. Il y a les prédispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si l'on écrit, cela veut dire que l'on n'agit pas. Que l'on se sent en difficulté devant la réalité, que l'on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion. (...)

     

     

    Dans les instants qui ont précédé l'annonce, pour moi très étonnante, de la distinction que m'octroyait l'Académie de Suède, j'étais en train de relire un petit livre de Stig Dagerman que j'aime particulièrement : la collection de textes politiques intitulée "Essäer och texter" ("La Dictature du Chagrin"). Ce n'était pas par hasard que je me replongeais dans la lecture de ce livre caustique et amer. Je devais me rendre en Suède pour y recevoir le prix que l'association des amis de Dagerman m'avait donné l'été passé, afin de rendre visite aux lieux de l'enfance de cet écrivain.

     

    J'ai toujours été sensible à l'écriture de Dagerman, à ce mélange de tendresse juvénile, de naïveté et de sarcasme. A son idéalisme. A la clairvoyance avec laquelle il juge son époque troublée de l'après-guerre, pour lui le temps de la maturité, pour moi celui de mon enfance. Une phrase en particulier m'a arrêté, et m'a semblé s'adresser à moi dans cet instant précis - alors que je venais de publier un roman intitulé Ritournelle de la faim. Cette phrase, ou plutôt ce passage, le voici : "Comment est-il possible par exemple de se comporter, d'un côté comme si rien au monde n'avait plus d'importance que la littérature, alors que de l'autre il est impossible de ne pas voir alentour que les gens luttent contre la faim et sont obligés de considérer que le plus important pour eux, c'est ce qu'ils gagnent à la fin du mois ? Car il (l'écrivain) bute sur un nouveau paradoxe : lui qui ne voulait écrire que pour ceux qui ont faim découvre que seuls ceux qui ont assez à manger ont loisir de s'apercevoir de son existence." (L'Ecrivain et la conscience.)

    Cette "forêt de paradoxes", comme l'a nommé Stig Dagerman, c'est justement le domaine de l'écriture, le lieu dont l'artiste ne doit pas chercher à s'échapper, mais bien au contraire dans lequel il doit "camper" pour en reconnaître chaque détail, pour explorer chaque sentier, pour donner son nom à chaque arbre. Ce n'est pas toujours un séjour agréable. Lui qui se croyait à l'abri, elle qui se confiait à sa page comme à une amie intime et indulgente, les voici confrontés au réel, non pas seulement comme observateurs, mais comme des acteurs. Il leur faut choisir leur camp, prendre des distances. Cicéron, Rabelais, Condorcet, Rousseau, Madame de Staël, ou bien plus récemment Soljenitsyne ou Hwang Seok-yong, Abdelatif Laâbi ou Milan Kundera, ont eu à prendre la route de l'exil. Pour moi qui ai toujours connu - sauf durant la brève période de la guerre - la possibilité de mouvement, l'interdiction de vivre dans le lieu qu'on a choisi est aussi inacceptable que la privation de liberté.

    Mais cette liberté de bouger comme un privilège a pour conséquence le paradoxe. Voyez l'arbre aux épines hérissées au sein de la forêt qu'habite l'écrivain : cet homme, cette femme, occupés à écrire, à inventer leurs songes, ne sont-ils pas les membres d'une très heureuse et réduite happy few ? Imaginons une situation extrême, terrifiante - celle-là même que vit le plus grand nombre sur notre planète. Celle qu'ont vécue jadis, au temps d'Aristote ou au temps de Tolstoï, les inqualifiables - les serfs, serviteurs, vilains de l'Europe au Moyen Age, ou peuples razziés au temps des Lumières sur la côte d'Afrique, vendus à Gorée, à El Mina, à Zanzibar. Et aujourd'hui même, à l'heure que je vous parle, tous ceux qui n'ont pas droit à la parole, qui sont de l'autre côté du langage. C'est la pensée pessimiste de Dagerman qui m'envahit plutôt que le constat militant de Gramsci ou le pari désabusé de Sartre. Que la littérature soit le luxe d'une classe dominante, qu'elle se nourrisse d'idées et d'images étrangères au plus grand nombre, cela est à l'origine du malaise que chacun de nous éprouve - je m'adresse à ceux qui lisent et écrivent. L'on pourrait être tenté de porter cette parole à ceux qui en sont exclus, les inviter généreusement au banquet de la culture.

    Pourquoi est-ce si difficile ? Les peuples sans écriture, comme les anthropologues se sont plu à les nommer, sont parvenus à inventer une communication totale, au moyen des chants et des mythes. Pourquoi est-ce devenu aujourd'hui impossible dans notre société industrialisée ? Faut-il réinventer la culture ? Faut-il revenir à une communication immédiate, directe ? On serait tenté de croire que le cinéma joue ce rôle aujourd'hui, ou bien la chanson populaire, rythmée, rimée, dansée. Le jazz peut-être, ou sous d'autres cieux, le calypso, le maloya, le sega.

    Le paradoxe ne date pas d'hier. François Rabelais, le plus grand écrivain de langue française, partit jadis en guerre contre le pédantisme des gens de la Sorbonne en jetant à leur face les mots saisis dans la langue populaire. Parlait-il pour ceux qui ont faim ? Débordements, ivresses, ripailles. Il mettait en mots l'extraordinaire appétit de ceux qui se nourrissaient de la maigreur des paysans et des ouvriers, pour le temps d'une mascarade, d'un monde à l'envers. Le paradoxe de la révolution, comme l'épique chevauchée du chevalier à la triste figure, vit dans la conscience de l'écrivain.

    S'il y a une vertu indispensable à sa plume, c'est qu'elle ne doive jamais servir à la louange des puissants, fût-ce du plus léger chatouillis. Et pourtant, même dans la pratique de cette vertu, l'artiste ne doit pas se sentir lavé de tout soupçon. Sa révolte, son refus, ses imprécations restent d'un certain côté de la barrière, du côté de la langue des puissants. Quelques mots, quelques phrases s'échappent. Mais le reste ? Un long palimpseste, un atermoiement élégant et distant. L'humour, parfois, qui n'est pas la politesse du désespoir mais la désespérance des imparfaits, la plage où le courant tumultueux de l'injustice les abandonne.

    Alors, pourquoi écrire ? L'écrivain, depuis quelque temps déjà, n'a plus l'outrecuidance de croire qu'il va changer le monde, qu'il va accoucher par ses nouvelles et ses romans un modèle de vie meilleur. Plus simplement, il se veut témoin. Voyez cet autre arbre dans la forêt des paradoxes. L'écrivain se veut témoin, alors qu'il n'est, la plupart du temps, qu'un simple voyeur. (...)

    L'écrivain n'est jamais un meilleur témoin que lorsqu'il est un témoin malgré lui, à son corps défendant. Le paradoxe, c'est que ce dont il témoigne n'est pas ce qu'il a vu ni même ce qu'il a inventé. L'amertume, parfois le désespoir, viennent de ce qu'il n'est pas présent au réquisitoire. Tolstoï nous fait voir le malheur que l'armée napoléonienne inflige à la Russie, et pourtant rien n'est changé dans le cours de l'histoire. (...)

    Agir, c'est ce que l'écrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutôt que témoigner. Ecrire, imaginer, rêver, pour que ses mots, ses inventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les coeurs, ouvrent un monde meilleur. Et cependant, à cet instant même, une voix lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères. De quel droit se vouloir meilleur ? Est-ce vraiment à l'écrivain de chercher des issues ? N'est-il pas dans la position du garde champêtre dans la pièce Knock ou Le Triomphe de la médecine, qui voudrait empêcher un tremblement de terre ? Comment l'écrivain pourrait-il agir, alors qu'il ne sait que se souvenir ?

    La solitude sera son lot. Elle l'a toujours été. Enfant, il était cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement, cette fille que décrit Colette, qui ne peut que regarder ses parents se déchirer, ses grands yeux noirs agrandis par une sorte d'attention douloureuse. La solitude est aimante aux écrivains, c'est dans sa compagnie qu'ils trouvent l'essence du bonheur. C'est un bonheur contradictoire, mélange de douleur et de délectation, un triomphe dérisoire, un mal sourd et omniprésent, à la manière d'une petite musique obsédante.

    L'écrivain est l'être qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire, qui ne croît que sur le sol de sa propre incapacité. Il voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilà, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous l'abat-jour qui distille une lumière secrète. Devant l'écran trop vif de son ordinateur, à écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C'est cela, sa forêt. L'écrivain en connaît trop bien chaque sente. Si parfois quelque chose s'en échappe, comme un oiseau levé par un chien à l'aube, c'est sous son regard éberlué - c'était au hasard, c'était malgré lui, malgré elle.

    Mais je ne voudrais pas me complaire dans une attitude négative. La littérature - c'est là que je voulais en venir - n'est pas une survivance archaïque à laquelle devrait se substituer logiquement les arts de l'audiovisuel, et particulièrement le cinéma. Elle est une voie complexe, difficile, mais que je crois encore plus nécessaire aujourd'hui qu'au temps de Byron ou de Victor Hugo. (...)

    Il me plaît assez de parler encore de la forêt. C'est sans doute pour cela que la petite phrase de Stig Dagerman résonne dans ma mémoire, pour cela que je veux la lire et la relire, m'en pénétrer. Il y a quelque chose de désespéré en elle, et au même instant de jubilatoire, parce que c'est dans l'amertume que se trouve la part de vérité que chacun cherche. Enfant, je rêvais de cette forêt. Elle m'épouvantait et m'attirait à la fois - je suppose que le petit Poucet, ou Hansel devaient ressentir la même émotion, quand elle se refermait sur eux avec tous ses dangers et toutes ses merveilles. La forêt est un monde sans repères. La touffeur des arbres, l'obscurité qui y règnent peuvent vous perdre. L'on pourrait dire la même chose du désert, ou de la haute mer, lorsque chaque dune, chaque colline s'écarte pour montrer une autre colline, une autre vague parfaitement identiques. Je me souviens de la première fois que j'ai ressenti ce que peut être la littérature - Dans The Call of the Wild, de Jack London, précisément, l'un des personnages, perdu dans la neige, sent le froid l'envahir peu à peu alors que le cercle des loups se referme autour de lui. Il regarde sa main déjà engourdie, et s'efforce de bouger chaque doigt l'un après l'autre. Cette découverte pour l'enfant que j'étais avait quelque chose de magique. Cela s'appelait la conscience de soi.

    Je dois à la forêt une de mes plus grandes émotions littéraires de mon âge adulte. Cela se passe il y a une trentaine d'années, dans une région d'Amérique centrale appelée El Tapón de Darien, le Bouchon, parce que c'est là que s'interrompait alors (et je crois savoir que depuis la situation n'a pas changé) la route Panaméricaine qui devait relier les deux Amériques, de l'Alaska à la pointe de la Terre de Feu. L'isthme de Panama, dans cette partie, est couvert d'une forêt de pluie extrêmement dense, dans laquelle il n'est possible de voyager qu'en remontant le cours des fleuves en pirogue. Cette forêt est habitée par une population amérindienne, divisée en deux groupes, les Emberas et les Waunanas, tous deux appartenant à la famille linguistique Ge-Pano-Karib.

    Etant venu là par hasard, je me suis trouvé fasciné par ce peuple au point d'y faire plusieurs séjours assez longs, pendant environ trois ans. Pendant tout ce temps, je n'ai rien fait d'autre que d'aller à l'aventure, de maison en maison - car ce peuple refusait alors de se grouper en villages - et d'apprendre à vivre selon un rythme entièrement différent de ce que j'avais connu jusque- là. Comme toutes les vraies forêts, cette forêt était particulièrement hostile. Il fallait faire l'inventaire de tous les dangers, et aussi de tous les moyens de survie qu'elle comportait. Je dois dire que dans l'ensemble, les Emberas ont été très patients avec moi. Ma maladresse les faisait rire, et je crois que dans une certaine mesure, je leur ai rendu en distraction un peu de ce qu'ils m'ont appris en sagesse. Je n'écrivais pas beaucoup. La forêt n'est pas un milieu idéal pour cela. L'humidité détrempe le papier, la chaleur dessèche les crayons à bille. Rien de ce qui marche à l'électricité ne dure très longtemps. J'arrivais là avec la conviction que l'écriture était un privilège, et qu'il me resterait toujours pour résister à tous les problèmes de l'existence. Une protection, en quelque sorte, une espèce de vitre virtuelle que je pouvais remonter à ma guise pour m'abriter des intempéries.

    Ayant assimilé le système de communisme primordial que pratiquent les Amérindiens, ainsi que leur profond dégoût pour l'autorité, et leur tendance à une anarchie naturelle, je pouvais imaginer que l'art, en tant qu'expression individuelle, ne pouvait avoir cours dans la forêt. D'ailleurs, rien chez ces gens qui pût ressembler à ce que l'on appelle l'art dans notre société de consommation. Au lieu de tableaux, les hommes et les femmes peignent leur corps, et répugnent de façon générale à construire rien de durable.

    Puis j'ai eu accès aux mythes. Lorsqu'on parle de mythes, dans notre monde de livres écrits, l'on semble parler de quelque chose de très lointain, soit dans le temps, soit dans l'espace. Je croyais moi aussi à cette distance. Et voilà que les mythes venaient à moi, régulièrement, presque chaque nuit. Près d'un feu de bois construit sur le foyer à trois pierres dans les maisons, dans le ballet des moustiques et des papillons de nuit, la voix des conteurs et des conteuses mettait en mouvement ces histoires, ces légendes, ces récits, comme s'ils parlaient de la réalité quotidienne. Le conteur chantait d'une voix aiguë, en frappant sa poitrine, son visage mimait les expressions, les passions, les inquiétudes des personnages. Cela aurait pu être du roman, et non du mythe. Mais une nuit est arrivée une jeune femme.

    Son nom était Elvira. Dans toute la forêt des Emberas, Elvira était connue pour son art de conter. C'était une aventurière, qui vivait sans homme, sans enfants - on racontait qu'elle était un peu ivrognesse, un peu prostituée, mais je n'en crois rien - et qui allait de maison en maison pour chanter, moyennant un repas, une bouteille d'alcool, parfois un peu d'argent. Bien que je n'aie eu accès à ses contes que par le biais de la traduction - la langue embera comprend une version littéraire beaucoup plus complexe que la langue de chaque jour -, j'ai tout de suite compris qu'elle était une grande artiste, dans le meilleur sens qu'on puisse donner à ce mot. Le timbre de sa voix, le rythme de ses mains frappant ses lourds colliers de pièces d'argent sur sa poitrine, et par-dessus tout cet air de possession qui illuminait son visage et son regard, cette sorte d'emportement mesuré et cadencé, avaient un pouvoir sur tous ceux qui étaient présents.

    A la trame simple des mythes - l'invention du tabac, le couple des jumeaux originels, histoires de dieux et d'humains venues du fond des temps, elle ajoutait sa propre histoire, celle de sa vie errante, ses amours, les trahisons et les souffrances, le bonheur intense de l'amour charnel, l'acide de la jalousie, la peur de vieillir et de mourir. Elle était la poésie en action, le théâtre antique, en même temps que le roman le plus contemporain. Elle était tout cela avec feu, avec violence, elle inventait, dans la noirceur de la forêt, parmi le bruit environnant des insectes et des crapauds, le tourbillon des chauves-souris, cette sensation qui n'a pas d'autre nom que la beauté. Comme si elle portait dans son chant la puissance véridique de la nature, et c'était là sans doute le plus grand paradoxe, que ce lieu isolé, cette forêt, la plus éloignée de la sophistication de la littérature, était l'endroit où l'art s'exprimait avec le plus de force et d'authenticité.

    Ensuite, j'ai quitté ce pays, je n'ai plus jamais revu Elvira ni aucun des conteurs de la forêt du Darien. Mais il m'est resté beaucoup plus que de la nostalgie, la certitude que la littérature pouvait exister, malgré toute l'usure des conventions et des compromis, malgré l'incapacité dans laquelle les écrivains étaient de changer le monde. Quelque chose de grand et de fort, qui les surpasse, parfois les anime et les transfigure, et leur rend l'harmonie avec la nature. Quelque chose de neuf et de très ancien à la fois, impalpable comme le vent, immatériel comme les nuages, infini comme la mer. Ce quelque chose qui vibre dans la poésie de Jallal Eddine Roumi, par exemple, ou dans l'architecture visionnaire d'Emanuel Swedenborg. Le frisson que l'on éprouve à lire les plus beaux textes de l'humanité, tel le discours que le chef Stealth des Indiens Lumni adressait à la fin du XIXe siècle au président des Etats-Unis, afin de lui faire don de la terre : "Peut-être sommes-nous frères..."

    Quelque chose de simple, de vrai, qui n'existe que dans le langage. Une allure, une ruse parfois, une danse grinçante, ou bien de grandes plages de silence. La langue de la moquerie, les interjections, les malédictions, et tout de suite après, la langue du paradis.

    C'est à elle, Elvira, que j'adresse cet éloge - à elle que je dédie ce prix que l'Académie de Suède me remet (...).

     

    © La Fondation Nobel 2008