FENÊTRE
Après quelques années, la peinture blanche du plafond est encrassée (radiateurs, tabac). Les murs sont décorés d’objets minables qui, accumulés sans raison, n’attirent pas le regard. Etre assis, être à table, se coucher, autant de corvées, de fatigues que même le sommeil ne répare plus.
Le sol est usé : les passages, les chutes d’objets, la poussière, les taches, les nettoyages. On met, on retire, on entretient des vêtements qui ne sont ceux de personne. Tout exprime que l’on n’est pas vivant. Une habitation ? Non, un refuge, un coin d’ombre, réduit aux dimensions admises, où l’on est comme un poisson dans son aquarium, dans sa boule de verre tapissée de graviers multicolores, où il tourne cent fois par minute.
On sort du lit, on est glacé par le matin ; on s’approche, nu, voûté, du meuble où on a déposé les vêtements qu’on porte chaque jour. On ne les regarde pas, on est trop pressé d’être dedans, enfermé, réchauffé, prisonnier.
Chaussé, cravaté, vaguement lavé pour les parties de peau qu’on laisse découvertes, on se redresse.
On examine les murs, le plafond, les meubles ; on sent la nullité de tout cela, et on se sait pareil. On n’est plus fait de chair, on n’est qu’une masse douloureuse et lourde qui écrase un vague bâti d’os fragiles. Le temps d’un geste, on se retient d’ouvrir la porte et de partir. On se rappelle qu’on travaille huit heures, dort huit heures, attend huit heures chaque jour. On surveille l’heure. On est en avance, évidemment. On a le temps de s’asseoir au bord du lit, de sortir des cigarettes, d’en fumer une doucement. On pense aux gestes qu’on fera après pour descendre et aller travailler – en bas, là-bas, d’abord le métro, sous la rue, sous les autres, avec eux. On fume. L’aiguille des minutes tourne.
Ensuite, avant de quitter la pièce, on jette un coup d’œil vers la fenêtre. Avec un peu d’amertume, mais sans jamais trop croire à ce qu’on voit, on vérifie, comme chaque jour, qu’il n’y a rien dehors non plus.
Commentaires
Première version de ce texte, parue dans la revue "les cahiers du Chemin" n°3, avril 1968 (Gallimard). la version de 1978 est simplifiée et épurée : Duvert a retravaillé ainsi tous ses textes antérieurs au "Voyageur" (1970)
III. FENÊTRE
Après quelques années, la peinture blanche d’un plafond s’est encrassée − radiateurs, tabac. Les murs sont tapissés d’objets qui, accumulés depuis trop longtemps, ne sont plus susceptibles d’être regardés. S’asseoir, se mettre à table, se coucher, autant de besognes qui ne révèlent rien, objet ou présence. Le plancher, effacé par les nettoyages, est cependant marqué des pas qui l’ont parcouru, chutes d’objets durs, tranchants, qui l’ont entaillé, taches de liquide, vin, eau, encre, sperme. Chaque rainure de ce parquet est fréquemment (d)épouillée des petits débris qui signalent votre habitation. Les vêtements qu’on suspend aux patères des portes, dépose sur une commode, qui chevauchent les dossiers, s’enroulent par terre, n’appartiennent plus à personne. La pièce fait l’aveu que vous n’êtes pas vivant. Son espace perd toute rigueur géométrique, apparaît comme le fruit d’un agencement conventionnel et hasardeux ; la solidité de sa topographie se dilue, dont on avait meublé chaque empan d’un souvenir, d’un regard, laissant même errer les yeux sur ces places que nul emploi, ornement, saillie dangereuse, détérioration, scrofule, n’avait fait sortir de l’invisibilité. Cela devient un coin d’ombre, réduit aux dimensions prescrites, où vous êtes tel un cyprin dans l’aquarium, globe étroit orné de cailloux colorés vulgairement, où l’on tourne cent fois dans l’eau tiède, chichement mesurée.
On quitte donc son lit, glacé par le matin, pour s’approcher, nu, courbé, des meubles où sont les vêtements ; on ne les regarde pas, trop pressé d’être soutenu, enclos par eux − l’habillement devient un bandage herniaire, réprimant ici un trop-plein d’être, d’où naîtraient la douleur et l’orgueil, il n’émane plus qu’un petit parfum de tristesse grise, honteuse. Votre corps a molli ; seule raideur, sur les bras et les cuisses, une horripilation de l’épiderme : les frissons que provoque le froid. Chaussé, cravaté, vaguement lavé pour ce qui est des régions du corps qu’il faut montrer à ses semblables, on se dresse peu à peu sur ses jambes.
On regarde d’un œil matinal, incapable même de déception, les murs, le plafond, présentes indifférentes, comme une banquette de métro, un zinc de café, une console de salle d’attente, un pavé de rue, qui n’y peuvent mais de votre lassitude. On sent avec plus d’acuité le pâlissement, ralentissement progressifs du sang dans les artères qui se durcissent, détendent, sous une chair qui n’est plus que lourde enveloppe sur un bâti douloureux, mal dressé, d’os qui s’emboîtent gauchement, cartilagineux et plus lourds d’année en année. On hésite, le temps d’un geste, avant de poser sur le bouton de la porte une main qui n’est pas là, car vous ne rappelez plus votre corps à vous-même. On pense qu’on travaille huit heures, dort huit heures, attend huit heures chaque jour, on voit sur sa montre qu’on a peut-être avant de s’en aller le loisir de s’asseoir au bord du lit, sortir de sa poche un paquet de cigarettes et en fumer une doucement. On décide cette pause tout en ruminant les gestes qu’on fera cinq ou six minutes plus tard pour sortir et descendre et se rendre au travail − en bas, là-bas, et d’abord dans le métro, sous la rue, sous les autres. On grille la cigarette ; on surveille du coin de l’œil l’aiguille des minutes. On se sent satisfait peu à peu. Puis, malgré soi, bien qu’on sache la réponse, qu’on soit las de cet examen quotidien, on regarde l’emplacement de la fenêtre, qui est comme le visage de notre vie. Sans le plus petit frisson d’amertume, en doutant seulement un peu de la clarté de sa vue, on vérifie qu’en place de fenêtre il n’y a qu’un mur.
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